Archives par mot-clé : socialisme

Compte-rendu de la biographie de Jean Jaurès

Alexandre Riou, doctorant à l’Université de Rouen-Normandie et à l’Inalco, et chercheur associé au GEO (université de Strasbourg)  propose un compte-rendu de la biographie Jean Jaurès écrite par Jean-Numa Ducange, professeur des université à l’Université de Rouen-Normandie. 

Jean Jaurès - Jean-Numa Ducange - Perrin - Grand format - Librairie  Gallimard PariS

C’est une nouvelle biographie de Jean Jaurès que l’historien Jean-Numa Ducange nous propose. Entendons-nous, si la vie, l’action et l’œuvre du père du socialisme français  ont déjà fait l’objet de nombreux travaux académiques de grande qualité, notamment ceux de l’historien Rémy Pech, le travail de Jean-Numa Ducange se distingue par son caractère inédit.

En effet, ce travail est le fruit de la consultation d’archives nouvelles qui s’inscrivent en complémentarité avec ce qui a pu être précédemment réalisé en s’attachant à questionner, à éclairer des problématiques spécifiques pas encore traitées. Nous pensons notamment à l’inscription de son action, mais aussi l’écho de ses réflexions, dans le cadre des réseaux internationaux. Ou par ailleurs, son intense activité journalistique à laquelle il se consacra avec une rigueur et une régularité que nous pourrions presque qualifier de monastique, si l’un des artisans de la laïcité nous le permet.

Parmi les fonds exploités, nous pouvons notamment citer, pour le cas français, le fonds Pierre Renaudel, hébergé aux archives de la Fondation Jean Jaurès mais aussi l’usage des fonds dédiés de la Préfecture de Police de Paris ou encore de la Sûreté Générale. Ces sources, souvent riches en détails, s’avèrent précieuses pour mieux comprendre la figure du tribun.

L’un des apports majeurs de l’étude est l’usage de sources européennes pour éclairer également certains pans de son action telles que les archives de surveillance de la police allemande, les fonds dédiés à Wilhelm Liebknecht, Karl Kautsky ou encore Georg von Vollmar hébergés à l’IISG (Institut International d’Histoire Sociale[1] à Amsterdam), le fonds Viktor Adler de la VGA (L’Union pour l’Histoire du mouvement ouvrier[2]) ou encore le fonds Boris Kritchevsky du RGASPI (Centre russe de conservation et d’études des documents en histoire contemporaine). Par ailleurs, il est aussi à noter l’emploi dans les sources, d’œuvres de théoriciens du socialisme européen faisant à certains moments mention du socialiste français. Notamment les correspondances de Viktor Adler avec August Bebel et Karl Kautsky mais aussi Le socialisme en France, 1898-1912 de Rosa Luxemburg.

C’est donc un ouvrage d’une grande érudition que nous livre Jean-Numa Ducange, lequel complète les œuvres déjà parues par le passé, y ajoute de nombreuses considérations nouvelles ouvertes par l’usage de fonds d’archives encore inexplorés et corrige également certains travers ou certaines idées reçues sur le tribun socialiste. Comme l’indique fort justement l’auteur, utiliser les regards extérieurs à la France au sujet de Jean Jaurès permettent de peut-être mieux connaître et mieux saisir encore la complexité du personnage dont les combats, par ailleurs, ne peuvent réellement s’appréhender en dehors d’une dimension européenne. C’était là un aspect faisant défaut qui se trouve aujourd’hui comblé.

Par ailleurs, cet ouvrage illustre très nettement l’écho de l’union du socialisme français à laquelle Jean Jaurès œuvrait avec les enjeux politiques de la gauche contemporaine.

Par ailleurs, la dernière partie de l’ouvrage ayant trait à l’héritage nous montre également et avec force Ô combien cette figure tutélaire continua et continue d’inspirer y compris bien au-delà de sa famille politique et parfois même des courants bien éloignés dira-t-on des convictions qui animèrent son engagement.

Le présent compte rendu s’attache à mettre en exergue 3 modestes parties autour de la théorie et de l’action du grand Homme que l’ouvrage restitue.

Tout d’abord, un intellectuel optimiste engagé autour des grandes causes, moteur de son action politique, ainsi que support d’une part non négligeable de sa production, ouvert sur le monde. Ensuite, la dimension internationale de Jean Jaurès comprise comme un élément clé de son parcours mais aussi la manière dont son infatigable activité a commencé à être scrutée et reconnue au-delà des frontières nationales. Et enfin, l’objet de son héritage unanime et ses multiples récupérations, paradoxe d’une vie de combats et de clivages autour de ses idéaux.

L’introduction de l’ouvrage débute par ce que la contemplation et l’étude de sa bibliothèque conservée à Montreuil nous apprennent de lui, de son rapport à la connaissance et à la soif d’apprendre dont le cursus honorum qu’il réalisa en était l’une des manifestations. Par ailleurs, au cours de sa carrière, il rédigea et publia « des dizaines de recensions de livres dont le but est de développer une idée, un morceau d’histoire pour le ramener au présent »[3]. Une curiosité intellectuelle pour les disciplines des sciences humaines, une passion pour la philosophie autant que les humanités gréco-latines dont il ne se départit jamais et qui contribuèrent certainement à le placer au-dessus de la mêlée au sein de l’arène politique.

Reconnu précocement comme un orateur de talent, aussi bien habile dans le maniement des mots que l’articulation de la pensée, il se lance dans la bataille des législatives et se fait élire député (et benjamin de l’Assemblée) à l’occasion des élections de 1885 mais dans le camp républicain. Sur une ligne alors peu différente de celle de Jules Ferry. Si sa « conversion » au socialisme nous est connue et va lentement infuser notamment à partir de sa défaite de 1889, c’est un homme qui va forger sa vie de combats autour de grandes causes et en premier chef desquelles nous pourrions citer l’Affaire Dreyfus et le socialisme. Et dans une certaine mesure, les deux sont liées car les valeurs humaines, morales, universelles qu’il invoqua dans la défense du capitaine Dreyfus faisait pleinement écho à la tâche d’édification d’un socialisme dont la tâche est intimement liée à l’édification de la République pour laquelle il voue un amour immodéré et précoce que l’auteur nous restitue pleinement tout au long de cet ouvrage. Un amour immodéré pour la République et ses valeurs cardinales qui sera le fil rouge de ses engagements mais aussi des combats en faveur de ces dites valeurs quitte à être la cible d’attaques d’une rare virulence comme lors de la controverse du « ministérialisme » en 1899 avec l’entrée au gouvernement du socialiste Alexandre Millerand que le tribun défendit au nom justement de la défense républicaine, quitte à ce que ce soit dans un gouvernement dit bourgeois. Une crise dont l’ampleur pour le mouvement socialiste français va dépasser les frontières et peut-être marquer le début de la reconnaissance internationale d’un homme politique dont la pensée et l’action s’inscrivent aussi pleinement dans le cadre international et « internationaliste ».

Rappelant son parcours universitaire, auteur d’une thèse de philosophie politique traitant des origines du socialisme allemand en date de 1892, Jean-Numa Ducange rappelle Ô combien l’Allemagne et la structuration idéologique et pratique du mouvement ouvrier d’outre-Rhin, suscitèrent chez Jean Jaurès un intérêt certain, malgré de récurrentes incompréhensions[4]. Une chose est certaine, y entrant par le chemin allemand, c’est un intérêt croissant pour les affaires internationales et une réflexion englobant pleinement ces enjeux que nous dévoile l’auteur de la biographie. C’est à partir du congrès de Londres, en 1896, qu’il entre pleinement dans les sujets internationaux en nouant des contacts et initiant des échanges qui lui seront précieux pour la suite de son parcours comme avec le militant exilé russe Boris Kritchevsky ou encore avec Wilhelm Liebknecht. Il en retira la nécessité d’une coordination internationale plus forte l’amenant à être l’ « un des précurseurs de ce qui deviendra le Bureau socialiste international en 1900, l’instrument de coordination entre les différents partis[5] » . 

Jean Jaurès s’intéressa de près à l’Allemagne, à l’Europe mais aussi au-delà des frontières, embrassant un regard large sur la marche du monde. En effet, bien vite il comprit le rôle clé joué par la social-démocratie allemande et le fait que « toute perspective de transformation sociale durable en Europe passe par l’Allemagne ». Et sans sombrer dans la téléologie, il est vrai qu’à l’aube de la Grande Guerre, le tempo des mouvements ouvriers est clairement dans les espaces centraux, germaniques essentiellement que ce soit au sein de l’empire allemand que de la Double-monarchie austro-hongroise. Loin d’une histoire congrès, sans que pour autant les grands débats structurants soient ici rapportés, on y découvre également une manière de vivre l’international et l’internationalisme. Outre la nécessaire fraternité entre les peuples que doit amener le socialisme universel ou encore un internationalisme empêchant les guerres en posant les bases de règles de droit communes et appliquées par tous.

En parallèle, on découvre aussi son intimité avec les langues et les peuples, passant par la littérature ou la culture. Aussi, lorsqu’il se rend à l’improviste, au retour du congrès de Copenhague, le 11 septembre 1910 à un meeting international à Francfort aux côtés d’autres dirigeants socialistes internationaux, il s’exprime en allemand pour y indiquer son amour, « sa communion quotidienne avec la littérature et la poésie de la langue de Goethe ». Un germanisme non inconditionnel mais qui lui valut de furieuses hostilités en France, y compris dans son propre camp. Un autre aspect, en lien avec son amour des langues et cultures, que nous découvrons dans cette biographie, concerne son grand voyage en Amérique latine en 1911[6], qui constitua son unique sortie du continent européen pour une série de conférences et de rencontres. Un voyage dont la préparation méticuleuse mais aussi les annotations des œuvres des grands auteurs hispaniques comme lusophones qu’il lit dans cette perspective, nous dévoilent son amour de la latinité. Un amour ne datant pas de cette période spécifiquement mais qui lui offre l’occasion de se replonger dans ses classiques tout en enrichissant ses notes de réflexions nouvelles. Par ailleurs, il semble aussi que ce voyage ait été prétexte à des lectures étrangères allant bien au-delà du cadre géographique concerné.

Cette passion pour les affaires et la culture internationales nous fait penser à son successeur politique, Pierre Renaudel dont nous avions commencé à recenser les fonds d’ouvrages de sa bibliothèque personnelle, acquise par la Fondation Jean Jaurès, en 2015-2016. En son sein, de nombreux ouvrages et brochures liés aux sujets européens et internationaux étaient présents et ce dans des domaines variés. Peut-être doit-on y voir l’influence intellectuelle spécifique de celui qu’il seconda ces années durant ?

Par ailleurs, notons également que si le rapport du tribun au socialisme allemand est complexe, il réussit l’exploit, à l’occasion du Congrès de Stuttgart en 1907, d’établir une synthèse habile qui réussit à attirer l’attention et susciter l’intérêt de Viktor Adler en personne, le puissant dirigeant du Parti Social-Démocrate d’Autriche en s’opposant d’un côté aux « gauchistes insurrectionnels » comme à « Bebel et ses amis qui rechignent à l’idée d’une grève généralisée ». Un exercice d’autant plus admirable lorsque l’on connaît la toute-puissance du SPD au sein des gauches européennes de cette époque et qui permit au tribun de marquer les progrès par rapport au Congrès d’Amsterdam de 1904. En outre, il apparut également, aux yeux des dirigeants germaniques comme la personne de référence du socialisme français, de la SFIO. Un homme subtile, habile, capable d’exercer des contorsions pour parvenir à ménager les attentes de chacun sans renier le socle de valeurs sur lequel sa pensée et son action sont posées ni les impératifs stratégiques dans lesquels il évolue[7].

Un sens du compromis certain, de la « synthèse[8] » dirait-on aujourd’hui qui nous amène justement au dernier point qu’aborde l’auteur celui d’un héritage disputé par tous, dont l’action politique et les prises de position étaient pourtant, de son vivant, particulièrement clivantes.

S’il y a une constante depuis la disparition du tribun, c’est bien celle de son héritage et ses multiples récupérations, affiliations, notamment suite à sa panthéonisation en 1924. Des récupérations parfois déroutantes dirait-on comme celle de personnalités telles Marcel Déat[9] ou encore Alexandre Zévaès[10], dont la trajectoire les a amenés de la gauche à un ralliement à l’Etat français et qui vont, dans ce contexte, multiplier les hommages et tenter d’en faire un précurseur de la doctrine vichyste et du nouvel ordre européen voulu par les nazis. En fonction des périodes et leur contexte national comme international, il réapparaît que ce soit dans la littérature des années 1930, chez Léon Blum accédant à la présidence du Conseil – Présidence « d’un certain esprit jaurésien » – ou encore sous la plume du général de Gaulle dans une correspondance avec Paul Raynaud en date de 1937 ou encore en 1938, évoquant les travaux de Jean Jaurès en la matière dans son ouvrage La France et son armée.

 Un regain poussé est constaté sous les années de la présidence de François Mitterrand qui n’y est pas étranger en contribuant à en faire ce qu’il devient alors, une « référence appréciée et consensuelle, un prophète du réformisme social et des constructions supranationales »[11]. Sa figure et sa référence seront même reprises par Nicolas Sarkozy lors de la campagne de 2007 pour mieux fustiger la gauche ou encore par Emmanuel Macron en 2017. Des usages qui peuvent certes interroger mais indiquent aussi clairement l’aspect devenu incontournable de la figure de Jean Jaurès.

En revanche, c’est bien dans les rangs de la gauche marxiste qu’il est abondamment cité et documenté. Deux de ces reprises méritent d’ailleurs que nous nous y attachions un peu plus en détail. Tout d’abord, un hommage rendu par celui que l’on surnommait « le Pape du marxisme», Karl Kautsky, à l’occasion de l’approche des 20 ans de son assassinat, ainsi que la postérité qu’il eut au sein de la social-démocratie autrichienne. En effet, Karl Kautsky, avec qui il ferrailla longuement, eut l’occasion de revenir sur sa relation avec Jean Jaurès en des termes élogieux, montrant, malgré les divergences d’appréciation, l’empreinte qu’eut Jean Jaurès sur l’un des principaux théoriciens du socialisme à la charnière des XIXe et XXe et le regard rétrospectif qu’il porte sur le tribun et son œuvre 20 ans après. Cela illustre, dans une certaine mesure, l’impact qu’eut Jean Jaurès sur la social-démocratie allemande et même germanique dirions-nous ici, dans ses fondements intellectuels parmi les plus profonds en la personne de Kautsky. Puis auprès de Karl Renner, premier chancelier de la Première République autrichienne en 1918-1919, est membre du comité international de publication de ses œuvres[12].

Nous souhaiterions nous arrêter, le temps de quelques réflexions sur cet aspect. La social-démocratie autrichienne partagea, pour partie, un substrat commun avec sa cousine allemande. Pour autant et c’est là son originalité intellectuelle, elle se distingua par une situation extrêmement complexe liée à l’empire multinational dans lequel elle naquit et évolua et où coexistaient Pays, nations historiques, peuples et langues dans des proportions uniques nécessitant une adaptation doctrinale spécifique : l’austromarxisme. Une social-démocratie extrêmement puissante (la seconde d’Europe et même du monde à cette époque, derrière le SPD). Une social-démocratie qui au sortir de la guerre et de la séquence révolutionnaire de 1918-1920[13] s’est reconstituée autour d’une 3e voie. Celle de la « médiane introuvable » du mouvement ouvrier, marxiste dans ses propos et enrichie par les apports de la doctrine de l’austromarxisme, réformiste et légaliste dans son action, pragmatique dans ses réalisations. Vienne la Rouge qui constitua son bastion jusqu’au coup d’Etat clérico-fasciste de 1934 en fut la principale vitrine aux yeux du monde. Et si finalement, la pensée de Jean Jaurès avait été celle de la 3e voie avant l’heure ? Et si finalement, comme Jean-Numa Ducange le laisse apparaître, sa connaissance des social-démocraties germaniques avait été une forme de clairvoyance et d’anticipation des évolutions du socialisme dans ce nouvel Etat clé Nous sommes en droit de nous demander si finalement, Jean Jaurès, cet amoureux de la latinité ne fut pas, paradoxalement éminemment « germanique » dans son approche et sa vision du socialisme ?

Enfin, une curiosité qu’il nous intéresserait de poursuivre éventuellement, stimulée par les travaux présentés dans cet ouvrage, celle de creuser d’éventuels liens, échanges sur Jean Jaurès par les composantes sociales-démocrates non germanophones[14] de l’empire austro-hongrois. En effet, dans le cadre de nos propres travaux liés aux sociaux-démocrates tchéco-slaves de l’empire Habsbourg, nous n’avons pas encore eu l’occasion de voir passer de correspondances ou encore de brochures faisant, d’une façon ou d’une autre, écho au socialisme français et nous pensons qu’à l’avenir, peut-être cet aspect serait à creuser pour découvrir d’éventuelles références ou influences du tribun français.

Et pour conclure cette section, nous ne pouvons-nous empêcher de dresser un parallèle avec le « grand homme » de la fin du XIXe – début XXe des Pays tchèques puis de la Tchécoslovaquie, Tomáš Garrigue Masaryk. Son parcours n’est pas non plus sans similitude avec celui du tribun. Deux intellectuels, engagés dans la grande cause de leur temps, la lutte contre l’antisémitisme galopant, le premier dans le cadre de l’Affaire Dreyfus, le second comme avocat dans le cadre de l’Affaire Hilsner. Deux philosophes, deux théoriciens et deux hommes d’action qui auront considérablement marqué leur pays de leur empreinte jusqu’à devenir des icônes aujourd’hui intouchables. Et si T. Masaryk n’a jamais vraiment été socialiste, sa doctrine, sa pensée et son action politique l’ont amené, à l’issue de la Grande Guerre, à en incarner indirectement l’une des tutelles.

Cette nouvelle biographie du grand Homme que nous livre l’auteur, l’année même du centenaire de sa panthéonisation nous offre donc un regard nouveau sur un personnage qui n’a pas fini de faire couler de l’encre tant dans les milieux académiques que politiques. Un regard nouveau qui, loin de rentrer en contradiction ou en concurrence avec la littérature existante, la complète et l’enrichit d’une perspective nouvelle tout en redonnant « l’épaisseur historique au personnage là où les études ont eu cette faiblesse en en faisant défaut ». Un livre qui d’ores et déjà fait autorité parmi la littérature jaurésienne existante et saura trouver, à n’en pas douter, une fois lu, une place de choix dans sa bibliothèque pour être régulièrement consulté.

C’est là un ouvrage fort documenté et très bien écrit, qui s’adresse autant à un public de curieux qui manifeste un intérêt pour l’histoire de cette grande figure politique française qu’à un public plus spécialiste qui y trouvera nombre d’éléments pour enrichir travaux et réflexions.

Alexandre Riou, doctorant en histoire contemporaine sous la direction de Jean-Numa Ducange et d’Etienne Boisserie (Université de Rouen-Normandie/Inalco) – Chercheur associé au GEO (Université de Strasbourg)

[1] International Institute of Social History.

[2] Verein für die Geschichte der Arbeiterbewegung.

[3] p. 11.

[4] Citons notamment l’incompréhension persistante entre Jean Jaurès et August Bebel autour de la structure impériale allemande et de la République. Ducange J-N., Jaurès, les socialistes européens et la question impériale, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2015. Le Jean Jaurès dont nous effectuons la présente recension évoque l’hommage posthume réalisé par le tribun à l’occasion du décès d’August Bebel en août 1913, évoquant non pas un conflit de méthodes mais « seulement un conflit de points de vue et de moments » en invoquant une amplification artificielle de ce débat en raison de « la loi des controverses qui dramatise et simplifie les idées ». Un hommage sincère au géant du socialisme allemand.

[5] p.89.

[6] Nous y apprenons qu’il s’agit de l’unique voyage de Jean Jaurès en-dehors des frontières de l’Europe.

[7] Nous apprenons dans l’ouvrage que via Albert Thomas, incarnant la droite de la SFIO, Jean Jaurès fut mis en relation, à l’occasion du congrès de Stuttgart avec la branche la plus modérée du SPD notamment des personnages comme Heinrich Braun ou Joseph Bloch respectivement responsables des périodiques suivants Die neue Gesellschaft et Sozialistische Monatshefte. Albert Thomas souhaitait développer ces réseaux réformistes et y intégrer Jean Jaurès. De leur côté, ils espèrent qu’il révisera sa position sur sa condamnation de Bernstein et la révision du marxisme. Cependant, ces contacts et projets de collaboration n’allèrent pas plus loin. L’une des raisons avancées par l’auteur est le souhait du tribun de ne pas perdre contact avec la majorité du SPD. Si intellectuellement et idéologiquement, il est certes proche de ces milieux, il affiche cependant une préférence pour la radicalité des discours qui pourraient être utiles dans la perspective d’une lutte contre la guerre.

[8] Ce terme est aussi repris par Jean-Numa Ducange. En effet, ce terme utilisé a posteriori n’est rien de moins qu’un « modèle détonnant, alliant au pragmatisme assumé le vocabulaire de la rupture et de la lutte des classes », p. 396.

[9] Ancien directeur du journal L’Œuvre, fondé par Gustave Tery, ancien collaborateur de L’Aurore, passé à la collaboration durant l’occupation. C’est à lui que revient la triste expression passée à la postérité, sorte de symbole des contradictions de ceux qui se voulaient d’un pacifisme intégral, « Faut-il mourir pour Dantzig ? ».

[10] Ancien proche de Jules Guesde, Jean-Numa nous apprend qu’il publie en 1941 la 2de édition de la biographie de Jean Jaurès expurgée des passages de la 1e édition en date de 1938 et trop favorable au Front populaire dont le sous-titre nous donne le ton « Un apôtre du rapprochement franco-allemand ». Voir p. 378.

[11]p. 387.

[12] p. 370. Projet né dans les années 1930 et visant à regrouper et publier l’ensemble de l’œuvre de Jean Jaurès.

[13] Voir Ducange J-N., La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Paris, Armand Colin, 2022.

[14] Référence est faite à la page 312 que Jean Jaurès défila à l’occasion du congrès de Lyon en février 1912 aux côtés de dirigeants socialistes étrangers dont le Tchèque Antonín Němec, dirigeant historique du ČSDSD (Parti Social-démocrate Ouvrier Tchéco-slave).

Soutenance de thèse sur le Bureau socialiste international

Andrea Benedetti soutiendra sa thèse intitulée Le Bureau socialiste international : de boîte postale à organisation intégrative, 1900-1918, à l’université de Strasbourg le mercredi 18 décembre 2024.


Le jury est composé de :
Michel Biard, Professeur des Universités – Université de Rouen Normandie (directeur de thèse)
Jean-Numa Ducange, Professeur des Universités – Université de Rouen Normandie (co-directeur de thèse)
Carole Christen, Professeure des Universités – Université Le Havre Normandie (rapportrice)
Alexandre Dupont, maître de conférences, Université de Strasbourg
Emilia Koustova, maîtresse de conférences, Université de Strasbourg
Jean Vigreux, Professeur des Universités, Université de Bourgogne (rapporteur)

 

Appel à communication pour journées d’études. Genre et socialisme : nouvelles perspectives (mi-XIXe – mi XXe siècle)

Appel à communication pour les journées d’études “Genre et socialismes : nouvelles perspectives (mi-XIXe siècle – mi-XXe siècle)”

Ces journées d’études auront lieu les mercredi 4 et jeudi 5 juin 2025 au Campus Condorcet à Aubervilliers et sont organisées par le Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), en partenariat avec la Fondation Jean‑Jaurès et le réseau EUROSOC – GRHis (Université de Rouen Normandie).

Les propositions de communications (3000 signes) ainsi qu’une biographie succincte devront être envoyées avant le vendredi 17 janvier 2025 aux adresses suivantes : 

Présentation de l’objet de recherche 

Ces deux journées d’études se proposent d’ouvrir de nouvelles perspectives en histoire du socialisme, en l’interrogeant au prisme du genre. Si l’histoire des femmes et du genre a largement contribué à renouveler l’étude du politique au sens large depuis plusieurs décennies et celle du militantisme en particulier[1], une telle dynamique n’est que récemment perceptible dans l’historiographie des socialismes[2], et de nombreux angles morts persistent[3].

Depuis le travail pionnier de Charles Sowerwine en 1978 sur les liens complexes entre féminisme et socialisme sous la IIIe République[4], aucune synthèse n’a remis sur le métier cette thématique, en dépit de la vitalité des études de genre d’un côté, et des renouvellements qu’a connu l’histoire des socialismes de l’autre[5]. 

La période qui s’étend du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle constitue un terrain d’étude particulièrement riche : l’intense politisation des années 1848 ouvre la voie à de nouvelles expériences socialistes tandis que l’impossible accès pour les femmes au droit de suffrage accélère la prise de conscience féministe. L’idée d’un « rendez-vous manqué[6] » entre féminisme et socialisme ne doit pas faire obstacle à l’analyse des expériences situées de militantisme socialiste au féminin qui peuvent s’insérer dans des configurations conjugales et/ou familiales plus larges tout comme elles peuvent (ou non) transgresser les normes de genre qui structurent alors les sociabilités politiques. À l’autre bout du spectre chronologique, l’adoption tardive du suffrage féminin en 1944 – malgré des réticences persistantes à gauche – ouvre une nouvelle séquence historique.

Si l’espace français (métropolitain et colonial) constituera le cœur de l’analyse, les communications comprenant une dimension comparative avec d’autres espaces nationaux seront encouragées. Une entrée par les acteurs et actrices sera particulièrement privilégiée. Les trajectoires « en socialisme » transcendant bien souvent les frontières idéologiques et partisanes, l’étude des thématiques proposées ci-dessous portera sur les socialismes pris dans leur diversité avec des incursions bienvenues dans des familles politiques proches (communisme, anarchisme, syndicalisme, etc.). 

Axe 1 – Couples et familles : conjuguer le socialisme au pluriel

Au sein du projet de transformation radicale de la société qu’il porte, le socialisme n’ignore pas la dimension intime de la vie des individus[7]. Les analyses produites sur le capitalisme intègrent l’idée que les structures et les dynamiques conjugales comme familiales sont le produit des rapports de production. Dès lors, le socialisme a aussi vocation à transformer les rapports entre celles et ceux qui composent les familles : époux, parents et enfants, adelphies, familles élargies, etc. 

Quels discours les formations et les grandes figures socialistes ont-elles produit sur la famille ? Comment ces discours s’articulent-ils précisément avec les idées politiques qu’ils défendent ? Et parce que les socialistes ne sont pas seuls à gauche, où leurs conceptions se situent-elles par rapport aux autres forces, quant à elles mieux étudiées par l’historiographie – anarchistes principalement au XIXe siècle, communistes surtout au siècle suivant ? 

Espaces sociaux, les partis socialistes ne font pas l’économie d’une prise en compte de la famille au sein de leur organisation. Si les Faucons rouges à destination des enfants de militants sont connus, les autres manières d’appréhender l’échelle familiale, surtout dans les moments de loisirs, restent encore à explorer. Les moments de la vie familiale des militants sont par ailleurs mis sous l’œil des partis. Pour les socialistes, mariages, naissances ou deuils n’appartiennent pas exclusivement à la sphère privée. On en trouve mention dans la presse socialiste, dans les comptes rendus de réunions, dans la correspondance politique aussi. Sont-ils appréhendés de manière particulière par la collectivité politique ? Qu’enseigne leur étude sur les liens entre le politique et l’intime dans le monde socialiste, notamment en comparaison avec les autres tendances du mouvement ouvrier ? 

Dans ce qu’elle a de plus concret, la famille est également une ressource dans la propagande militante. Les récits de vie des grandes figures socialistes accordent par exemple souvent une place importante aux années de formation dans lesquelles les ascendants ou les frères et sœurs – quelles que soient d’ailleurs leurs opinions – jouent un rôle déterminant. Dans une perspective large, comment la famille est-elle racontée et mise en scène dans le monde socialiste ? Au-delà de ses vertus édificatrices, qu’il s’agirait de cerner précisément, quelle fonction peut-elle également occuper ? 

À l’échelle des individus, le couple, la famille et le militantisme sont intimement liés. L’endogamie est une première réalité à interroger : si les couples et les familles de militants sont nombreux, sont-ils des couples et des familles militants ? Autrement dit, peut-on observer une économie spécifique du militantisme qui s’appuierait sur la conjugaison des ressources que représenteraient, les uns pour les autres, ceux que les liens familiaux relient ? Peut-on identifier des formes de répartition des rôles, de complémentarité, et si oui suivant quelles modalités (genre, âge, place dans la famille, expérience, etc.) ?

Dans un autre ordre d’idée, les moments qui rythment la vie des couples et des familles ne sont certainement pas sans conséquence sur le militantisme : investissement, temps dédié, etc. En prenant comme point d’entrée des événements particuliers, comme les mariages, les naissances ou les deuils, il s’agirait de comprendre la manière dont l’histoire proprement conjugale et familiale s’entremêle avec l’engagement politique et peut, ou non, le faire évoluer. Inversement, il s’agirait aussi d’interroger les questions du célibat et de l’amitié : ces thématiques sont particulièrement dynamiques dans l’historiographie, et elles gagneraient à être éclairées par une approche centrée sur l’engagement politique[8].

Enfin, il s’agirait d’entrer dans l’intimité des couples et des familles pour saisir la manière dont le politique s’y niche. Si Jules Guesde estime que « l’ordre nouveau que [les socialistes poursuivent] » a vocation à « en finir avec les servitudes de l’alcôve et du foyer, tout aussi dures et plus humiliantes que les servitudes de l’usine et de l’atelier[9] », reste à voir si le politique s’arrête à la porte du domicile, ou s’il peut être une ligne directrice des manières de vivre – et si oui, il s’agira d’appréhender la manière dont cela se manifeste. Cette approche invite à interroger l’interaction entre le politique et ce qui fonde l’intimité, comme les sentiments (amour, tendresse, complicité), mais aussi ce qui la conditionne, comme le temps disponible que l’engagement politique réduit parfois drastiquement. Le militantisme peut avoir d’importantes conséquences sur les relations à l’autre, qu’il s’agirait d’approcher précisément. Il faudrait aussi s’interroger sur les rapports de genre au sein des couples et des familles socialistes, afin d’en saisir les éventuelles spécificités[10]. Plus généralement, les couples et les familles ancrés dans l’engagement politique sont-ils marqués par une différence qui dépasserait les cas individuels et qui s’inscrirait dans leur fonctionnement interne, dans leur manière de se construire, de se dire, de se vivre ? Une économie politique du conjugal et du familial peut-elle être mise au jour ? 

Axe 2 – Le genre de l’engagement socialiste

Le deuxième axe de ces journées d’études visera à interroger le genre du militantisme et, en particulier, les modalités de l’engagement socialiste au féminin. Si les courants socialistes ne sont pas indifférents à la question des droits des femmes (avec toutefois des nuances importantes, de Proudhon à Bebel), les principales organisations socialistes furent et restèrent longtemps dominées par les hommes. Pour l’historien Charles Sowerwine, après une phase d’hybridation fertile entre socialisme et féminisme dans la France de la Belle Époque, la suite de cette histoire, sous la IIIe République, fut celle d’un « rendez-vous manqué[11] », la SFIO ne cessant de reléguer la thématique de l’émancipation des femmes aux lendemains de la révolution socialiste, renonçant même à un réel combat pour faire advenir la revendication historique en faveur du suffrage féminin au moment du Front populaire. Dans la lignée de cette étude pionnière, les travaux d’historiens et d’historiennes inscrits dans la seconde vague du féminisme se sont surtout penchés sur les textes et les idées, mais aussi sur quelques grandes figures avant-gardistes[12].

L’historiographie du socialisme mériterait donc d’être renouvelée grâce à des études plus systématiques de l’engagement au féminin, qui passerait par une analyse concrète des pratiques, au-delà des seuls débats théoriques sur les liens entre socialisme et féminisme. Au « retard historique » du socialisme (notamment français) vis-à-vis des revendications en faveur de l’émancipation des femmes, par rapport au courant communiste, s’est ajouté un relatif retard de l’historiographie dans ce domaine. Les travaux de plus en plus nombreux sur le genre de l’engagement communiste, en France métropolitaine et dans son empire colonial depuis les années 1920[13], et plus généralement en Europe de l’Est au temps de la Guerre Froide[14], invitent les chercheurs et chercheuses à porter leur regard sur les courants du socialisme non communiste, dans une démarche comparative qui offre des perspectives heuristiques stimulantes.

Il s’agira donc, dans ce deuxième axe, d’interroger les pratiques militantes, avec une attention particulière portée à la division genrée du travail militant ainsi qu’aux espaces du militantisme (le lieu de travail, les structures politiques, syndicales ou associatives, mais aussi le foyer). Il conviendra également de saisir les modalités de l’expression (ou de la difficile expression) d’une parole militante féminine, dans des cadres façonnés par des codes et des pratiques masculines. En retour, on pourra se demander comment ces militantes intègrent, contournent ou transgressent ces normes, faisant émerger des pratiques militantes originales. Il s’agira également de mettre en avant des trajectoires individuelles ou collectives afin de saisir des expériences situées d’engagement en socialisme, qui transcendent généralement les frontières partisanes.

Les communications pourront enfin porter sur les différentes échelles de l’engagement militant, entre local, national et transnational. Les nombreux renouvellements de l’historiographie portant sur l’internationalisme socialiste invitent à réfléchir à la manière dont des militantes ont investi les structures internationales[15] ou en ont créé de nouvelles afin de porter leurs revendications au-delà des frontières nationales. Si les personnalités telles que Rosa Luxembourg ou Clara Zetkin, grandes figures féminines des congrès internationaux, sont bien connues, il s’agirait également de saisir l’émergence de figures intermédiaires, qui s’organisent en groupe ou en section afin d’œuvrer à l’intégration des revendications spécifiques des femmes travailleuses au combat politique des internationales ou qui structurent des pratiques de solidarité transnationales féminines[16]. Une étude comparée de la manière dont le mot d’ordre d’organisation d’une « journée internationale des femmes », initialement lancé par Clara Zetkin, est intégré ou non dans les cultures politiques socialistes nationales et locales pourrait notamment donner lieu à des résultats stimulants.

Axe 3 – Normes et déviances en socialisme

         Le troisième axe de ces journées d’études vise à étudier les rapports entre socialismes, normes et déviances. Il s’agit de s’interroger sur la manière dont les idéologies relevant du socialisme se positionnent face aux normes sociales dans une logique de combat contre les diverses formes de domination existant dans une société. Il conviendra également d’étudier le concret des trajectoires militantes dans leurs rapports à ces normes, parfois intégrées, légitimées et acceptées, parfois profondément contestées.

         Dans le sillage de leur remise en question fondamentale de la légitimité des hiérarchies sociales, les socialismes ont-ils également mis en cause d’autres structures apparaissant comme des normes ? Qu’en est-il, par exemple, de leur rapport à des conventions sociales produit d’une société patriarcale, comme celles autour de la conjugalité ? Le modèle du mariage bourgeois semble avoir régulièrement été remis en question par diverses figures socialistes comme Charles Fourier[17], Georges Renard[18], Marcel Sembat, Eugène Fournière[19], Léon Blum[20] ou plusieurs penseurs anarchistes[21].

         Comment les socialistes se positionnent-il face aux diverses formes de transgression du mariage hétérosexuel comme le divorce, l’union libre, la mésalliance, l’adultère ou l’homosexualité ? Est-ce une question qu’ils abordent ? Et au-delà de leur production théorique, comment s’approprient-ils ou rejettent-ils ces normes dans leur quotidien, à la fois politique et familial[22] ? Dans l’intimité familiale, se conforment-ils à une répartition des tâches « normée » ou adoptent-ils des modèles originaux[23] ? Dans le champ politique, dérogent-ils à « l’imaginaire genré du leadership[24] » qui fait de l’homme hétérosexuel marié, et de préférence père de famille, le modèle intangible de candidat à un poste politique ? Il faut ici attirer l’attention sur le silence complet de l’historiographie quant à la question de l’homosexualité masculine en politique pour la période qui nous intéresse.

         Outre cette lacune, qui s’explique peut-être par le mutisme des sources, certains aspects de l’historiographie semblent appelés à évoluer dans une société dont le rapport à la norme est, par définition, mouvant. Ainsi, le travail de référence sur Sébastien Faure, datant de 1989, minimise les suspicions de pédocriminalité qui pesaient, de son vivant, sur le penseur anarchiste, tandis qu’un article récent, influencé sans doute par le contexte actuel, met au jour cette « déviance » jusqu’alors largement invisibilisée[25]. Il faut en effet rappeler que la déviance, qui dépend du regard social posé sur elle, est le fruit d’une définition variable selon les sociétés et les périodes étudiées.

Ainsi, à rebours d’une sensibilité désormais accrue aux crimes sexuels envers les enfants, le regard social sur les couples homosexuels a aujourd’hui évolué vers une meilleure acceptation de ce qui fut longtemps considéré comme une déviance, sans que l’historiographie ne se soit toujours transformée au même rythme. Ainsi, le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier présente Henriette Izambard et Marguerite Othon comme des « amies » d’Hélène Brion, alors qu’elles furent ses compagnes successives, comme si le tabou associé à l’homosexualité avait influencé les rédacteurs de ces notices, à moins que cela ne soit plus simplement lié à la difficulté à cerner ces relations, largement tues dans les sources[26].

Mais si certains comportements considérés comme déviants à leur époque furent dissimulés par les militants et militantes, d’autres formes de transgression des normes se sont toujours affichées dans une logique de propagande par l’exemple. C’est notamment le cas de Madeleine Pelletier et d’Hélène Brion lorsqu’elles remettent en question les normes vestimentaires en adoptant le costume masculin, ce qui leur attire de nombreuses inimitiés, y compris dans les rangs socialistes. On connaît la déception de Madeleine Pelletier face au conservatisme de ses camarades de la SFIO sur la question des rapports de sexes. La militante persévère pourtant dans sa remise en question des normes, en revendiquant par exemple avec sa camarade Arria Ly un refus de la sexualité et un attachement à une virginité garante de leur intégrité. Ces combats rejoignent ceux des néomalthusiens, qui font du refus de la procréation un acte politique, en questionnant, là aussi, une norme très prégnante entre le milieu du XIXe et du XXe siècle. Nelly Roussel, malgré son combat néomalthusien, pose pourtant avec sa fille dans les bras pour mettre en scène sa maternité, dans une sculpture réalisée par son mari : le message de contrôle des naissances est si révolutionnaire à son époque qu’il faut présenter la propagandiste comme une mère modèle pour adoucir son propos[27].  La réalité de sa vie quotidienne – celle d’une femme horrifiée par des grossesses indésirées et qui confie l’éducation de ses enfants à d’autres – est tue pour sauvegarder son image publique.

S’interroger sur les déviances à la norme invite enfin à étudier les réactions que ces transgressions provoquent et les sanctions qui s’ensuivent, chez des adversaires politiques comme dans les rangs socialistes. Cet axe invite donc à questionner diverses normes – autour du couple monogame, endogame et non-mixte d’un point de vue ethnique, autour du modèle familial, de la répartition des tâches entre hommes et femmes, des choix de vie, de l’image donnée de soi-même dans l’espace public – en étudiant des militant(e)s et théoricien(e)s du socialisme à la fois dans leurs textes et dans leurs pratiques concrètes et en analysant le degré d’acceptation sociale de ces transgressions.

Bibliographie indicative

Christine Bard, Les filles de Marianne, histoire des féminismes1914-1940, Paris, Fayard, 1995

Thomas Bouchet, Les fruits défendus. Socialisme et sensualités du XIXe siècle à nos jours, Paris, Stock, 2014

Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2021

Mélanie Fabre (coord.), dossier « Couples en socialisme, XIXe-XXe siècles », Cahiers Jaurès, n°247-248, 2023/1

Nicole Gabriel, « L’internationale des femmes socialistes », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°16, 1989/3, p. 34-41

Fanny Le Bonhomme, Laurence Montel (coord.), dossier « Femmes communistes et engagement », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°71, 2024/1

Lola Romieux, « S’organiser entre femmes dans l’Association internationale des travailleurs : l’expérience pionnière de la section féminine de Genève, 1864-1876 », Genre et histoire, n°32, 2023/2, https://journals.openedition.org/genrehistoire/8381

Anne-Marie Sohn, « Féminisme et syndicalisme – Les institutrices de la Fédération Unitaire de l’Enseignement de 1919 à 1935 », thèse d’histoire sous la direction d’Annie Kriegel, Université Paris 10 Nanterre, 1973

Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978

Antoine Tarrago, Léon Blum et l’émancipation des femmes, Paris, Tallandier, 2019

Françoise Thébaud, Socialisme, femmes et féminisme, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010

Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Femmes et féminisme dans le mouvement ouvrier français, Paris, Éditions ouvrières, 1981

Notes

[1] Olivier Filieule et Patricia Roux (dir.), Le sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[2] Voir notamment Thomas Bouchet, Les fruits défendus. Socialisme et sensualité du XIXe siècle à nos jours, Paris, Stock, 2014. Les renouvellements sont passés par la mise au jour de trajectoires biographiques de militantes socialistes. Voir notamment Françoise Thébaud, Marguerite Thibert. Une traversée du siècle. Femme engagée et fonctionnaire internationale, Paris, Belin, 2017. 

[3] Françoise Thébaud, Socialisme, femmes et féminismes, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2010.

[4] Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978.

[5] Par exemple, Razmig Keucheyan, Jean-Numa Ducange et Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2021.

[6] Charles Sowerwine, Les femmes et le socialismeop. cit.

[7] Thomas Bouchet, Les fruits défendus, op. cit.

[8] Claire-Lise Gaillard, Juliette Eyméoud (dir.), Histoires de célibat du Moyen-Âge au XXe siècle, Paris, PUF, 2023 ; Philippe Bourdin, Côme Simien (dir.), L’amitié en révolution, 1789-1799, Rennes, PUR, 2024.

[9] Cité in Adéodat Compère-Morel, Grand Dictionnaire Socialiste du Mouvement Politique et Économique National et International, Paris, Publications sociales, 1924, p. 284.

[10] Mélanie Fabre (coord.), dossier « Couples en socialisme, XIXe-XXe siècles », Cahiers Jaurès, n°247-248, 2023.

[11] Charles Sowerwine, Les femmes et le socialismeop. cit.

[12] Christine Bard (dir.), Logiques et infortunes d’un combat pour l’égalité. Madeleine Pelletier (1874-1939), Paris, Indigo, 2014. Madeleine Pelletier, Mémoires d’une féministe intégrale, édition critique par Christine Bard, Paris, Gallimard coll. « Folio », 2024.

[13] Elise Abassade, « Des militantes du désordre. Femmes et communistes à Tunis, 1921-1922 », Le Mouvement social, 2020/3, n° 272, p. 145-158 ; Anne Jollet, Fanny Le Bonhomme et Laurence Montel (coord.), dossier « L’Engagement communiste au féminin (de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2024/1, n° 71.  

[14] Sandrine Kott et Françoise Thébaud (coord.), dossier « Le socialisme réel à l’épreuve du genre », Clio, Femmes, genre, histoire, 2015, n° 41. 

[15] Lola Romieux, « S’organiser entre femmes dans l’Association internationale des travailleurs : l’expérience pionnière de la section féminine de Genève (1864-1876) », Genre & Histoire, n° 23, Automne 2023 [En ligne], https://journals.openedition.org/genrehistoire/8381.

[16]  Nicolas Delalande, La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Paris, Seuil, 2019. 

[17] Charles Fourier, Le Nouveau monde amoureux, 1816.

[18] Georges Renard, « Lettre aux femmes », Revue socialiste, n° 119, novembre 1894, p. 513-524.

[19] Sur Sembat et Fournière, voir Thomas Bouchet, Les fruits défendus, op. cit., p. 137 et 123.

[20] Voir Antoine Tarrago, Léon Blum et l’émancipation des femmes, Paris, Tallandier, 2019.

[21] Voir Anne Steiner, Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la ‘‘Belle Époque’’, Paris, L’Échappée, 2008.

[22] À ce sujet, mais sur une période postérieure, voir Noëlline Castagnez et Anne-Laure Ollivier, « Tourmente politique, tourment amoureux. Lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot, 21 mai 1964 », Parlement[s], Revue d’histoire politique, n° 14, 2019/2, p. 161-175.

[23]  On peut penser à l’originale répartition des tâches dans le couple formé par Madeleine Vernet et Louis Tribier (Mélanie Fabre, « ”Son œuvre autant que la mienne” :  Madeleine Vernet et Louis Tribier, compagnons de lutte et de vie », Cahiers Jaurès, 2023/1-2, p. 113-146.)

[24] Jamil Dakhlia, « Emmanuel, Brigitte et les ors de la République », Parlement[s], Revue d’histoire politique, n°14, 2019/2, p. 187-194.

[25] Roland Lewin, Sébastien Faure et « La Ruche » ou l’Éducation libertaire, la Bottellerie, Ivan Davy, 1989 et Guillaume Davranche, « 1917-1921 : Et la pédocriminalité fit chuter Sébastien Faure », site : Union communiste libertaire, 2023 : https://www.unioncommunistelibertaire.org/1917-1921-Et-la-pedocriminalite-fit-chuter-Sebastien-Faure

[26] Voir Marie-Geneviève Dezès, « L’intime dans l’archive à l’Institut français d’histoire sociale », in Françoise Blum (dir.), Le genre de l’archive, constitution et transmission des mémoires militantes, Paris, Codhos, 2017, p. 111-124.

[27] « Nelly Roussel et sa fille Mireille », sculpture de Henri Godet, 1904 (une reproduction est visible à la Bibliothèque Marguerite Durand). Voir Elinor A. Accampo, Blessed Motherhood, Bitter Fruit. Nelly Roussel and the Politics of Female Pain in Third Republic France, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006.