Le prix Frossard 2024 de la Fondation de France a été attribué à Julien Chuzeville pour son travail de thèse « Les Courants socialistes et communistes en France sous la IIIe République ». Nous publions à cette occasion, avec son accord, un extrait de cette thèse concernant la consultation internationale de La Petite République en 1899.
Dans ses recherches, Julien Chuzeville s’intéresse particulièrement à la période fondatrice de l’unité socialiste, celle du Parti socialiste SFIO entre 1905 et 1914, qui a donné naissance à l’ensemble des partis et mouvements socialistes et communistes en France. Il revisite l’histoire des partis ouvriers qui ont précédé la SFIO, puis examine la manière dont ce parti a vu le jour. Son travail met notamment l’accent sur l’étude des réunions des sections socialistes pour analyser la base militante de ces formations. Il se penche également sur des thèmes tels que l’internationalisme de la SFIO, ses liens avec le féminisme, ainsi que ses critiques de l’impérialisme et du colonialisme.
En plus d’avoir révisé et enrichi la notice de Louis-Oscar Frossard sur le Maitron — qui recense les biographies des personnalités du mouvement ouvrier en France, de la Révolution à nos jours — Julien Chuzeville a rédigé une notice inédite sur Rose Frossard, née Pétrequin, qui fut secrétaire d’une fédération départementale de la SFIO et épouse de Louis-Oscar Frossard. Sa thèse inclut une version augmentée de cette notice. De plus, elle apporte des éléments inédits sur les socialistes dreyfusards, en explorant des figures célèbres ainsi que des militant(e)s méconnu(e)s.
Le texte révisé de sa thèse sera publié début 2025 aux éditions Libertalia.
Julien Chuzeville est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont un livre précis sur la fondation du Parti communiste en France (« Un court moment révolutionnaire », éditions Libertalia) et une biographie du communard hongrois Léo Frankel, fruits de longues recherches dans de nombreuses archives. Il a également contribué à plusieurs ouvrages collectifs et participé à l’édition de textes et de correspondances de figures telles que Rosa Luxemburg, Boris Souvarine et Pierre Monatte.
La consultation internationale de La Petite République en 1899
L’entrée au sein du gouvernement français, fin juin 1899, du député socialiste indépendant Alexandre Millerand suscite immédiatement d’importantes dissensions parmi les militants et courants socialistes en France. Cette première participation à un « gouvernement bourgeois » est un événement d’ampleur, faisant réagir des socialistes de toute l’Europe, et même d’ailleurs dans le monde. Ce nouveau sujet de désaccords s’ajoute aux oppositions de l’année précédente, sur l’opportunité ou non pour les socialistes de s’engager dans la lutte dreyfusarde, c’est-à-dire de participer à l’affaire Dreyfus en faveur du capitaine Alfred Dreyfus, condamné à tort pour espionnage par un tribunal militaire, dans un contexte d’antisémitisme et d’agitation des courants nationalistes anti-républicains.
Les différents courants socialistes ont en effet adopté des positions variées en 1898 : le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) de Jean Allemane s’est d’emblée affirmé dreyfusard ; le Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde a refusé de s’engager dans l’affaire, ce qui n’empêche pas Paul Lafargue et d’autres « guesdistes » d’être dreyfusards ; le Parti socialiste révolutionnaire (PSR) d’Édouard Vaillant reste prudent et distant ; les socialistes indépendants sont divisés, puis progressivement entraînés par Jean Jaurès dans l’action dreyfusarde. En 1899, concernant l’acceptation par Millerand d’un poste de ministre, les socialistes indépendants sont pour, le POF et le PSR sont contre.
C’est la raison pour laquelle le quotidien socialiste parisien La Petite République lance en août 1899 une « consultation internationale des militants socialistes sur l’affaire Dreyfus et la participation des socialistes au pouvoir en régime bourgeois », par la voix de son rédacteur en chef Léon Gérault-Richard et de Jean Jaurès (son journaliste le plus connu, qui n’était alors plus député), tous deux socialistes indépendants, et qui partageaient depuis plus d’un an « la direction politique » du journal. Gérault-Richard et Jaurès, qui étaient dreyfusards et partisans de Millerand, espéraient voir ainsi les socialistes internationaux apporter un soutien à leur positionnement, dans la perspective d’un futur congrès général des socialistes en France (qui se se tint finalement du 3 au 8 décembre 1899, à Paris, salle Japy – d’où l’appellation « congrès de Japy »).
S’adressant à certains des socialistes les plus connus dans le monde, il leur est demandé de répondre à deux questions :
« 1. Le prolétariat socialiste peut-il, sans manquer au principe de la lutte de classes, intervenir dans les conflits des diverses fractions bourgeoises, soit pour sauver la liberté politique, soit, comme dans l’affaire Dreyfus, pour défendre l’humanité ?
2. Dans quelle mesure le prolétariat socialiste peut-il participer au pouvoir bourgeois, et le principe de la lutte de classes s’oppose-t-il absolument et dans tous les cas à la prise de possession partielle de la puissance ministérielle par le parti socialiste ? »
Ces questions sont envoyées à 49 militants socialistes, de 13 pays, essentiellement d’Europe : Allemagne (11 militants), Grande-Bretagne (7), Autriche-Hongrie (2), Belgique (7), Danemark (3), Espagne (1), Hollande (2), Italie (6), Portugal (1), Russie (4), Norvège (1) et Suisse (3). Le seul socialiste hors d’Europe sollicité, Lucien Sanial des États-Unis (de surcroît né en France), n’a pas répondu ; mais on sait qu’il était en contact avec les guesdistes et qu’il se prononça par ailleurs « contre l’entrée de ministres socialistes au gouvernement ». On ne peut que supposer que ce sont Gérault-Richard et Jaurès qui ont établi cette liste, peut-être aidés de rédacteurs de La Petite République connaissant bien les socialistes internationaux. Quoi qu’il en soit, si l’objectif était de regrouper un ensemble représentatif du socialisme mondial, force est de constater qu’il y a des lacunes.
Publiée en première page du quotidien le 17 août, avec les noms de tous les militants interrogés, la consultation est donc annoncée en grande pompe. Dès le 2 août, un courrier avait été envoyé aux socialistes sollicités, le questionnaire de la consultation leur parvenant sous forme de circulaire, qui précisait : « Nous vous serons donc très reconnaissants de nous adresser sur ce sujet une lettre ou un article que nous publierons intégralement dans la Petite République ».
La publication des réponses ne commence pourtant qu’un mois plus tard, au compte-goutte. Il n’est jamais indiqué par La Petite République si les textes ont été envoyés en français, ou bien traduits (on le sait seulement dans le cas de Keir Hardie, puisqu’il s’excuse dans sa réponse d’envoyer son texte en anglais, et peut-être aussi dans les cas de Vollmar et Singer puisque des expressions en allemand y figurent, cela étant probablement le fait d’un traducteur, ou bien éventuellement de ces militants peu assurés de leur français). Les dates des réponses qui sont imprimées dans le quotidien ne sont pas toujours précises : seul le mois est la plupart du temps indiqué. En somme, le fait que les lettres originales reçues n’ont pas été conservées est très dommageable.
Les réponses sont toujours publiées en première page du quotidien, et l’auteur est à chaque fois brièvement présenté. Elles sont donc clairement mises en valeur. L’ordre de parution semble arbitraire, puisqu’il ne correspond pas à l’ordre dans lequel les réponses ont été reçues, ni à aucune logique explicite ou identifiable. Le quotidien n’explique pas non plus pourquoi il espace autant la parution des réponses, laissant parfois passer plus de deux semaines sans publication ; certaines réponses sont ainsi publiées trois mois après avoir été reçues.
Surtout, la publication des réponses entre septembre 1899 et janvier 1900 dans le quotidien La Petite République fut tronquée, trois réponses étant écartées ; heureusement, un peu plus tard la revue Cahiers de la quinzaine publia intégralement les réponses, entre mars et juillet 1900 – mais son audience était incomparablement plus réduite : elle indiquait alors tirer à 800 exemplaires. De plus, les Cahiers de la quinzaine firent – sans doute par erreur – un oubli : la réponse de Parvus, la dernière que La Petite République avait publiée, fut omise.
Il existe à ma connaissance deux études sur cette consultation internationale :
1) Dans le livre de Jean-Jacques Fiechter, Le Socialisme français : de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, Genève, Droz, 1965, p. 66-67 et 69-75.
Jean-Jacques Fiechter se base uniquement sur la publication des réponses dans les Cahiers de la quinzaine, ce qui l’amène à croire que Parvus n’a pas répondu, et inversement Frédéric Moret ne connaît que les réponses parues dans La Petite République, et ignore donc celles de Rosa Luxemburg, de Kritchevski et de Schidlowski.
Une synthèse de l’ensemble des réponses s’impose donc.
Récapitulons brièvement les réponses dans l’ordre de leur publication :
Cahiers de la quinzaine n° 5, 5 mars 1900, p. 8-72 :
1) La Petite République du 14 septembre 1899 : la rédaction indique avoir déjà reçu de nombreuses réponses, puis choisit de commencer en publiant celle de Henri Van Kol (Pays-Bas), datée du 25 août 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois ; pour celle de Millerand.
2) La Petite République du 16 septembre 1899 : réponse d’August Bebel (Allemagne), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus (Bebel écrit que la démocratie socialiste est « le parti de toutes les victimes de l’infortune et de l’oppression » ; c’était « un devoir pour le parti socialiste d’intervenir en tant que parti en faveur de Dreyfus »).
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
3) La Petite République du 21 septembre 1899 : réponse d’Émile Vanderverlde (Belgique), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois ; « en règle générale » contre ; ne se prononce pas sur le cas de Millerand.
4) La Petite République du 22 septembre 1899 : réponse de Gueorgui Plekhanov (Russie), datée septembre 1899 :
→ pas de réponse très claire concernant Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, sauf cas exceptionnels.
5) La Petite République du 22 septembre 1899 : réponse de Pablo Iglesias (Espagne), datée 7 septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
6) La Petite République du 22 septembre 1899 : réponse d’Andrea Costa (Italie), datée septembre 1899 :
→ il dit qu’il ne peut pas répondre car étant emprisonné, il n’a pas accès aux journaux et n’est donc pas suffisamment informé.
7) La Petite République du 25 septembre 1899 : réponse d’Enrico Ferri (Italie), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ pour la participation ministérielle « en tant que parti de classe », mais contre la participation individuelle dans un ministère bourgeois, ce qui est selon Ferri le cas de Millerand ; donc contre.
8) La Petite République du 26 septembre 1899 : réponse de Wilhelm Liebknecht (Allemagne), datée septembre 1899 :
→ il renvoie simplement à sa « lettre au congrès d’Épernay ». Il s’agit du congrès du Parti ouvrier français, tenu du 13 au 16 août 1899 à Épernay (Marne). La lettre au congrès de Wilhelm Liebknecht avait été publiée dans l’hebdomadaire du POF, Le Socialiste, le 20 août 1899 ; curieusement, La Petite République ne la reproduit pas. Liebknecht n’y aborde pas l’affaire Dreyfus, mais s’y prononce :
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
9) La Petite République du 26 septembre 1899 : réponse de Louis Bertrand (Belgique), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ pour la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, pour Millerand.
10) La Petite République du 28 septembre 1899 : réponse de Karl Kautsky (Allemagne), datée du 12 août 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois ; mais « un tel acte » est « toujours anormal ». Concernant Millerand, il renvoie à ce qu’il a déjà écrit dans le Vorwärts. Mais ni La Petite République ni les Cahiers de la quinzaine n’indiquent quelle est cette position. Il s’agit d’un article paru le 1er août 1899, puis traduit en français dans Le Mouvement socialiste du 15 août 1899. Dans cet article, Kautsky se prononce très clairement :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre l’entrée au gouvernement de Millerand.
11) La Petite République du 29 septembre 1899 : réponse d’Eduard Bernstein (Allemagne), datée août 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, mais il semble plutôt favorable ; ne parle pas de Millerand.
12) La Petite République du 29 septembre 1899 : réponse de Léon Defuisseaux (Belgique), datée août 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ pour la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, pour Millerand.
13) La Petite République du 3 octobre 1899 : réponse de Pierre Lavrov (Russie), datée 14 septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois ; sans se prononcer nettement, il semble opposé dans le cas de Millerand.
14) La Petite République du 4 octobre 1899 : réponse de Henry Hyndman (Grande-Bretagne), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, mais uniquement si les militants socialistes sont pour « à une énorme majorité » ; donc implicitement contre Millerand.
15) La Petite République du 5 octobre 1899 : réponse commune de Sigvald Olsen, Peter Knudsen et Adolf-Charles Meyer (qui étaient les trois militants sollicités en août pour le Danemark), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ pour la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, pour Millerand.
16) La Petite République du 6 octobre 1899 : réponse de Henry Quelch (dit aussi Harry Quelch, Grande-Bretagne), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
17) La Petite République du 11 octobre 1899 : réponse d’Antonio Labriola (Italie), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
Cahiers de la quinzaine n° 6, 20 mars 1900, p. 45-72 :
18) La Petite République du 22 octobre 1899 : réponse de Tom Mann (Grande-Bretagne), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, ne se prononce pas nettement sur Millerand mais il espère qu’il a « pleinement consulté ses collègues socialistes avant d’entrer au ministère » (ce qui n’était pas le cas), donc implicitement qu’il aurait eu tort d’y entrer sans l’accord des autres socialistes.
19) La Petite République du 22 octobre 1899 : réponse de James Keir Hardie (Grande-Bretagne), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, ne se prononce pas sur Millerand.
20) La Petite République du 28 octobre 1899 : réponse de Herman Greulich (Suisse), datée septembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, plutôt pour Millerand mais il faudra qu’il choisisse « de donner plutôt sa démission que de manquer aux principes de son parti. C’est ce qui reste à vérifier. »
21) La Petite République du 28 octobre 1899 : réponse de Robert Blatchford (Grande-Bretagne), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ pour la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
22) La Petite République du 29 octobre 1899 : réponse de Georg von Vollmar (Allemagne), datée août 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, pour dans le cas de Millerand.
23) La Petite République du 15 novembre 1899 : réponse de Bruno Schoenlank (parfois écrit Schönlank, Allemagne), datée 21 août 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, contre dans le cas de Millerand.
24) La Petite République du 19 novembre 1899 : première partie de la réponse de Pieter Jelles Troelstra (Pays-Bas), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
La Petite République du 26 novembre 1899 : seconde partie de la réponse de Troelstra :
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, plutôt contre dans le cas de Millerand.
25) La Petite République du 9 décembre 1899 : réponse de Paul Singer (Allemagne), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
26) La Petite République du 31 décembre 1899 : réponse de Ernest Belfort Bax (Grande-Bretagne), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
27) La Petite République du 31 décembre 1899 : réponse de Ludvig Meyer (Norvège), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, pour dans le cas de Millerand.
28) Les Cahiers de la quinzaine ne reproduisent pas la réponse de Parvus (Allemagne/Russie), que La Petite République publie en deux parties, dans ses numéros des 2 et 4 janvier 1900 ; elle est datée novembre 1899 :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
Cahiers de la quinzaine n° 8, 20 avril 1900, p. 27-42 :
Republication de la lettre de W. Liebknecht au congrès d’Épernay (voir plus haut).
Les Cahiers de la quinzaine précisent dans ce numéro que « La Petite République a bien voulu nous communiquer les quelques réponses qu’elle n’a pas publiées ».
29) Publication de la réponse (alors inédite) de Charles Schidlowski (Russie), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ pour la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
30) Publication de la réponse (alors inédite) de Boris Kritchevski (Russie), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ au cas par cas concernant la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois, plutôt contre dans le cas de Millerand.
Cahiers de la quinzaine n° 11, juillet 1900, p. 76-82 :
31) Publication de la réponse (alors inédite) de Rosa Luxemburg (Allemagne/Pologne), pas de date indiquée :
→ pour l’engagement en faveur de Dreyfus.
→ contre la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois.
Bilan de la consultation
Le bilan est donc le suivant : tout d’abord, La Petite République a publié 28 réponses, sur les 31 reçues. Le taux de réponse est donc important, d’autant qu’il est envisageable que certaines sollicitations ne soient pas parvenues à leurs destinataires.
Pour faire un total concernant le contenu des réponses, j’ai écarté Andrea Costa car sa non-réponse est contrainte. Il faut souligner que certaines réponses sont peu claires : on a parfois l’impression qu’il faut déchiffrer entre les lignes.
Ces réserves faites, on obtient donc :
Sur la question Dreyfus : sur les 29 réponses à cette question, 28 sont favorables à l’engagement en faveur de Dreyfus, une réponse est floue.
Sur la question Millerand : sur les 30 réponses sur ce point, 5 sont favorables, 5 plutôt favorables, 9 plutôt contre, 10 contre, 1 floue (plutôt neutre). On obtient donc une nette majorité de 19 contre, seulement 10 pour.
De toute évidence, le but des initiateurs de la consultation était d’obtenir le soutien du socialisme international à leur approbation de l’entrée de Millerand au gouvernement. Il s’agissait aussi, dans ce même but, de faire apparaître ce soutien comme une conséquence logique de la lutte dreyfusarde. Cette espérance traduit probablement un manque de connaissance des positions des socialistes du reste de l’Europe, car sur ces deux points le résultat de la consultation est un désaveu très net pour Jaurès et Gérault-Richard : les socialistes internationaux ont majoritairement rejeté un lien direct entre les deux questions, et ils se sont majoritairement opposés à Millerand.
D’autre part, le fait de ne pas publier les réponses dès leur réception a largement amoindri l’effet du soutien massif des socialistes étrangers à la lutte dreyfusarde : en effet, Alfred Dreyus est gracié le 19 septembre 1899 puis libéré, alors que seulement deux réponses ont été publiées ; ce soutien n’apparaît donc plus que comme rétrospectif. Des deux questions, seule celle de la participation gouvernementale de Millerand reste d’actualité, et c’est celle où la position de La Petite République est majoritairement critiquée. Le fait que la rédaction de La Petite République choisisse de commencer la publication par la réponse de Van Kol, évidemment bien moins connu que Bebel, découle sans doute de la volonté de publier en premier lieu une position conforme à celle de Gérault-Richard et Jaurès.
La publication des réponses dans La Petite République s’interrompt prématurément, sans même que cette fin ne soit annoncée et sans que le quotidien ne tire le moindre bilan de sa consultation. Mais dès le 29 octobre 1899, c’est du camp socialiste opposé que vient l’approbation des réponses : le Parti ouvrier français se réjouit des résultats de la consultation, qui « aura rendu à notre parti des services incomparables » ; et Le Socialiste publie de larges extraits de certaines des réponses. Le 5 décembre 1899, lors du congrès qui réunit les différents courants socialistes à Paris (salle Japy), Jules Guesde déclare que la « consultation internationale a donné la même réponse négative [que les partis socialistes en France] : on ne peut pas, dans une société basée sur l’antagonisme des classes, réunir dans un gouvernement chargé d’appliquer la loi, c’est-à-dire de faire respecter la légalité de la classe capitaliste et dominante, on ne peut pas réunir les deux classes ». Guesde cite ensuite plusieurs noms de militants de différents pays qui ont condamné « comme antisocialiste » l’entrée de Millerand au sein d’un gouvernement bourgeois. Les réponses à la deuxième question de la consultation ont donc été une aubaine pour Guesde ; et nul ne lui fait alors remarquer qu’il occulte le fait que les réponses à la première question sont un désaveu cinglant de son inaction dans l’affaire Dreyfus – mais, comme indiqué précédemment, Alfred Dreyfus est alors libre et le sujet n’anime plus les débats entre socialistes.
Un an plus tard, Paul Lafargue écrit à propos de la consultation internationale : « Les représentants les plus autorisés du socialisme international répondirent que le principe de la lutte des classes interdisait à un socialiste de coopérer à un ministère bourgeois. Désappointé, il [Jaurès] suspendit la publication de ces réponses qui condamnait sa nouvelle méthode d’action ».
On l’a vu, le résultat n’est en fait pas aussi unanime que semblent l’affirmer les guesdistes, mais l’arrêt prématuré de publication des réponses par La Petite République donne l’impression d’une déroute pour les « ministérialistes » à l’origine de la consultation. Malheureusement, ni les archives personnelles de Jaurès, ni celles de Gérault-Richard n’ont été conservées, ce qui empêche d’en savoir plus.
Quelles conclusions tirer de cette consultation internationale de 1899, quels sont ses véritables enseignements durables ? La quasi-unanimité concernant l’affaire Dreyfus n’est-elle pas en partie une conséquence de sa date tardive – autrement dit le résultat aurait-il été aussi net un an plus tôt ? Inversement, Millerand n’étant ministre que depuis peu de temps au moment de la rédaction des réponses, le désaveu à son encontre n’aurait-il pas été encore plus net si la consultation avait eu lieu plus tardivement ? Concernant la participation ministérielle en général, le débat lors du congrès socialiste international de septembre 1900 constituerait une autre source à comparer avec les réponses de la consultation – ce qui sort du cadre de ce bref texte. On peut en tout cas noter que l’importance de la réponse « à voir au cas par cas » en 1899 est cohérente avec l’adoption de la motion dite « caoutchouc » de Kautsky en 1900.
Sur le principe même de la consultation, faut-il y voir comme Parvus « un nouveau signe de la solidarité des socialistes de tous les pays » ? En tout cas, le contenu des réponses montre que les socialistes d’Europe, ou au moins certains dirigeants ou théoriciens parmi eux, se tenaient très au courant des événements politiques des différents pays, et des débats entre socialistes. Loin d’être réduit à quelques jours de congrès tous les trois ou quatre ans, l’internationalisme socialiste se manifestait aussi par l’existence non seulement d’échanges, mais aussi de débats publics transnationaux, d’expériences vécues comme devant donner lieu à des enseignements partagés par des militants dans toute l’Europe, voire dans le monde entier, et ce avant même la création du Bureau socialiste international en 1900. Cet internationalisme n’était donc pas un spectacle, mais une partie constitutive d’une vision du monde et d’une pratique visant à le transformer.
Julien Chuzeville.
